L'étymologie peut nous aider à comprendre la formation des concepts politiques et leur signification. Il en va, en particulier, de l'étymologie et de la formation des termes français contemporains, « citoyen » et « politique ». Comme la plupart des termes français du lexique politique, institutionnel et juridique, ces termes sont issus du grec ancien et du latin, d'où vient l'essentiel de notre lexique théorique et de nos concepts philosophiques.
Politique, fait urbain et fait politique
Le terme français, « politique » vient d'un terme grec, politès, qui désigne le citoyen. Ce qui est politique (en grec, le terme politikos existe -1) désigne ce qui relève des affaires et de la compétence de la polis, terme grec désignant ce concept grec spécifique de cité, qui est à la fois un état et une ville. La polis grecque est à la fois une cité et un état, avec ses institutions, ses lois et ses pouvoirs, et une ville, avec ses aménagements urbains, ses habitants et son économie.
Dans ces conditions, on voit bien que le terme de base est polis et que politès, le citoyen, et politikon, ce qui concerne la cité, ce qui appartient à la cité, sont des termes dérivés par l'ajout de suffixes.
Cela signifie que le concept de base qui fonde la conception grecque du politique est un concept spatial. C'est le site qui fonde le politique : c'est la cité, comme structure géographique située à un certain endroit, qui institue ses habitants comme des acteurs politiques parce qu'ils disposent d'un certain nombre de droits et sont soumis à un certain nombre de devoirs qui caractérisent leur identité.
Selon Benveniste, d'ailleurs, le terme grec, polis, est issu d'une racine indo-européenne qui désigne la forteresse, la citadelle, et que l'on retrouve, par exemple, dans le lituanien pilis qui désigne le château fort. Il faut comprendre, dans ces conditions, que la polis, la cité grecque, désigne un lieu, une façon particulière d'aménager l'espace et de se situer par rapport aux autres points de l'espace politique. La géographie fonde le concept grec de la cité.
Le fait urbain, en grec, ainsi, d'ailleurs, qu'en latin qui désigne la ville par le mot urbs, d'où sont dérivés le latin urbanus et le français urbain, avant tout un fait géographique. Ces termes désignent la façon dont la société des hommes s'est approprié l'espace pour le modeler afin d'en faire un espace social, afin d'aménager l'espace et de fonder, d'instituer un état à partir de cet aménagement et de la rationalisation économique et sociale de la spatialité.
1) Aristote explique que l'homme est un zôon politikon, un « animal (zôon) politique ». Cela signifie que la spécificité de l'homme parmi l'ensemble des êtres vivants (zô signifie « je vis ») est de vivre dans des espaces sociaux, dans des espaces politiques, dans des cités.
Citoyenneté et miroir politique
Si le terme grec qui désigne le citoyen, politès, est donc dérivé de polis, le latin offre une situation inversée. En effet, le citoyen se désigne par le terme civis et la cité par le terme civitas. Le terme français, cité, est issu du latin civitas.
La suffixation latine est donc inverse de la suffixation grecque, puisqu'en latin, c'est civis, le citoyen, qui est la base, et civitas, la cité, qui est la suffixation. Il convient donc de comprendre comment les choses se sont passées en latin, pour mieux apprécier la formation du concept politique qui est le nôtre.
On peut être éclairé par les significations du terme civis dans les usages de la langue latine. En effet, ce terme a deux sens, l'un et l'autre attestés dans la littérature latine : « citoyen » et « concitoyen ». On est le civis, le citoyen d'une ville, celui qui y habite et qui fait partie de l'ensemble des habitants qui ont des droits politiques, mais on est aussi le civis de quelqu'un, on est son concitoyen.
Cela signifie que le concept de citoyenneté se fonde, en latin, sur l'expérience de la spécularité, du miroir. Puisque je suis à la fois le citoyen et le concitoyen de quelqu'un, cela signifie que ce qui fonde la citoyenneté, mon appartenance à la cité, c'est le fait d'être reconnu par l'autre, dont je suis le concitoyen. C'est parce que l'autre me reconnaît comme « son civis » que je suis un citoyen.
À partir de là, la civi-tas, la cité, désigne, par suffixation, l'ensemble des personnes qui se reconnaissent réciproquement, spéculairement, comme citoyens. La cité est un ensemble de sujets qui se fondent par la mise en œuvre d'une spécularité constitutive de l'identité politique.
Cette situation latine du lexique politique désignant la citoyenneté a deux significations importantes sur le plan politique et anthropologique.
Elle implique, d'abord, que la citoyenneté ne se pense pas dans l'espace, dans le site, mais dans la relation entre acteurs. Ce n'est pas une situation géographique qui définit la cité et la citoyenneté, mais bien l'institution d'une relation sociale entre deux acteurs qui se reconnaissent mutuellement. La citoyenneté latine est fondamentalement politique, alors que la citoyenneté grecque était fondamentalement géographique. C'est important quand on sait que l'empire romain (imperium est aussi un terme politique qui désigne le pouvoir) désigne, étymologiquement, moins un ensemble de pays, de territoires, qu'un ensemble de peuples, placés sous le pouvoir romain. L'empire, qui a fini par avoir une signification spatiale, est, d'abord, en latin, un concept fondamentalement politique. La formation de la civitas se fait à partir de la formation de la citoyenneté, et la cité n'est que l'ensemble des sujets porteurs de la citoyenneté.
Par ailleurs, le fait que civis désigne, à la fois, le citoyen et le concitoyen implique que la spécularité, le miroir, est au cœur de l'identité et de la citoyenneté. Ce qui définit la citoyenneté est la reconnaissance spéculaire de l'un par l'autre dans un miroir politique. C'est une forme politique de stade du miroir qui fonde la conception romaine du contrat social et de l'identité. Dans la culture latine, ce qui fonde le fait politique, ce n'est pas le site, mais la spécularité : ce n'est pas le lieu qui fonde la cité, mais la relation spéculaire entre deux sujets qui se reconnaissent spéculairement, l'un l'autre, comme citoyens.
L'articulation entre politique, identité et citoyenneté
On comprend mieux, dans ces conditions, l'articulation entre politique, identité et citoyenneté. L'identité, qui désigne le fait « d'être ça » , désigne, en fait, la façon dont nous sommes perçus, pensés, représentés, les uns par les autres, dans l'espace public. Le concept de citoyenneté et celui d'identité s'articulent l'un à l'autre, dans le champ politique, dans une forme politique de la spécularité. Il ne s'agit pas, ici, de ce que les psychanalystes appellent le « stade du miroir » qui, après Lacan, désigne le moment où le sujet se fonde lui-même comme sujet à partir du moment où il reconnaît son identité symbolique dans la personne de l'autre. Il s'agit d'une autre forme d'identité, de l'identité proprement politique, celle qui désigne un autre miroir : la reconnaissance à l'autre des mêmes droits, des mêmes statuts, des mêmes traits identitaires que ceux dont nous disposons et dont nous nous faisons reconnaître des autres.
C'est de cette manière que la problématique de la citoyenneté n'est qu'une déclinaison sur le plan politique de la problématique de l'identité, médiation qui, comme toute médiation, articule deux logiques. Celle du singulier (la dimension singulière de la subjectivité) se fonde sur l'expérience du miroir par laquelle je me reconnais en l'autre. Celle du collectif (la dimension collective de la société) se fonde sur l'expérience de la société et du politique par laquelle je me reconnais comme appartenant à la même société politique que l'autre et comme soumis aux mêmes lois et aux mêmes institutions que lui.
Bernard LAMIZET
Institut d'Études Politiques de Lyon
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BENVENISTE (Émile) (1969), Le vocabulaire des institutions iondo-européennes, Paris, Éd. de Minuit, deux vol. (376 et 340 p.), bibl., ind. (Coll. « Le sens commun »).
LAMIZET (Bernard) (1998), La médiation politique, Paris, L'Harmattan, 416 p., bibl. (Coll. « Communication »).
LAMIZET (Bernard) (2002), Politique et identité, Paris, Presses Universitaires de Lyon, bibl.
LAPLANTINE (François) (1999), Je, nous et les autres, Paris, Le Pommier/Fayard, 148 p., bibl. (Coll. « Manifestes »)
Très pertinent. Mais si l’on suppose que la socialité de type socio-géographique n’est pas seule en oeuvre, mais qu’à côté d’elle on peut voir en oeuvre une socialité de type affinitaire (repérable dès l’époque archaïque), dès lors le politique peut osciller de l’une à l’autre, selon les tensions qui existent entre ces deux types de rapport au social. Et la citoyenneté peut se vivre comme relative au socio-géographique alors que l’affinitaire se vit, lui, comme une relation nomade, antagonique de la citoyenneté traditionnelle. Sachant aussi que les deux ne peuvent que co-exister.
Comment by wilmet — 14 avril 2009 @ 21:34