On se pose trop souvent la question « QUE faut-il penser ? » et pas suffisamment « COMMENT pensons-nous ? ». Voici deux textes qui peuvent nous aider à mieux saisir nos outils pour penser. Dominique Fauconnier, sur les pas de François Jullien, nous invite à explorer la voie chinoise en y retrouvant bien des points communs avec celle des hommes de métiers : c’est celle qui part de la confrontation à la matière sans chercher l’universalisation de l’abstraction. Guy Emerard nous fait découvrir, proposée par le philosophe Jacques Dewitte, une autre manière de se décentrer de notre universalisme… pour mieux y revenir.
Il est intéressant de noter que François Jullien dans son dernier livre « De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures » poursuit sa recherche exigeante pour faire de la culture de l’autre une ressource pour mieux explorer le monde. Chemin faisant, il conserve de l’universel, non le côté prescriptif des Droits de l’Homme mais le côté universellement questionnant de leur privation. Mais il est vrai que ce questionnement nouveau sur l’universel reste largement le fait d’occidentaux ! L’important dans cette phase de mondialisation est de trouver une intelligibilité à la culture de l’autre même lorsqu’elle est fondamentalement différente. François Jullien nous rappelle ainsi que les Chinois n’ont pas conceptualisé des notions pour nous aussi évidentes que le Temps, la Vérité, l’Etre… Pour dire « chose », rappelle-t-il, le chinois dit « est-ouest » évoquant ainsi non un état stable mais une communication continue entre facteurs. Cet écart entre nos façons de penser doit nourrir notre manière d’appréhender le monde. Un livre sans doute un peu aride mais qui permet de partir à la rencontre de l’humain plutôt qu’à spéculer indéfiniment sur l’Homme.
A propos des œuvres de François Jullien
Il y a une quinzaine d’années, mon attention avait été attirée par un article de Roger-Pol Droit dont je ne me souviens plus de l’accroche, mais du propos. J’ai dû faire des dizaines et des dizaines de photocopies de cet article pour le donner à des étudiants, des amis, des personnes rencontrées au hasard de la vie professionnelle. Cet article m’a introduit à la pensée de François Jullien grâce au très beau titre de l’ouvrage dont il était question ici : « La propension des choses ». Cela nous changeait des lourds concepts de la philosophie intellectuelle. La propension des choses . . . Cela me rappelait les « merveilleux nuages » de Baudelaire qu’avait si bien mis en musique Léo Ferré. L’esprit est attiré au loin, le corps se pose et laisse venir à lui le sens qui se dégage de ces mots simples. Il y a du mouvement dans le réel, des puissances, des énergies qui se déploient et dont on perçoit les effets. L’âge, la violence, le calme, la mer qui monte puis se retire.
Ce qui m’avait intrigué, dans cet article, c’est que François Jullien associait cette notion à celle de l’efficacité. Il précisait même que cette dernière se tenait discrètement et tout entière dans le petit mot chinois : « che ». Mot qui montre à quel point le souci d’économie et d’élégance prime. Celui qui gagne semble ne faire aucun effort, car c’est l’énergie qu’il trouve autour de lui qu’il utilise à son profit. Cela me changeait du volontarisme habituel dans lequel nous baignons aussi bien dans le monde des entreprises que dans celui du politique.
François Jullien est un philosophe, ce n’est pas ma formation initiale. J’arrivai à lire certains passages de son livre, mais d’autres m’échappaient. J’ai cependant eu la chance de l’entendre plusieurs fois. J’ai toujours trouvé qu’il était beaucoup plus clair à l’oral. Le plus court chemin pour connaître l’essentiel de sa pensée se trouve d’ailleurs dans un petit livre retranscrivant ses conférences : « Conférence sur l’efficacité », chez Puf, (collection Libelles, 10€). Je l’ai encore réécouté récemment, le fond est toujours le même, mais sa pensée s’affine sans cesse, comme un peintre qui acquiert progressivement de l’aisance pour peindre des motifs connus. Son motif à lui est la philosophie occidentale. C’est notre façon de penser qui le préoccupe. Il dit que nos concepts sont « gourds » comme si notre pensée était engourdie. La fameuse séparation théorie/pratique par exemple, si puissante en ce qu’elle nous permet de modéliser le monde afin d’agir n’est plus opérante lorsque ce dernier évolue plus vite que nos mises en œuvre. Et le fait d’avoir tendance à confondre nos modèles avec le réel nous rend peu à peu aveugle à ce dernier : nous regardons peu, nous faisons rarement l’effort de percevoir, nous avons perdu le sens de l’écoute et celle du voir. Je me souviens de Jean-François à qui je demandais pourquoi il acceptait que l’on dise de lui qu’il était un manuel, et qui me répondit : « Mais non, pas seulement ! L’œil, l’oreille c’est extrêmement important pour travailler ! » François Jullien a trouvé dans la pensée chinoise des notions comme celle de « potentiel de situation ». C’est par une analyse rigoureuse de ces potentialités que le chinois agit. Il y a un travail méthodique non de conception, mais d’observation. Je crois que c’est dans « Un sage est sans idée » (Le Seuil, 1998) que François Jullien expose de la façon la plus claire cette différence entre ces deux modes de pensée.
Si je m’intéresse à François Jullien c’est que j’ai une autre idée en tête (je ne suis pas un sage !). Je me demande depuis longtemps si ce que l’on appelle pensée chinoise, et qui est bien la façon chinoise de penser, n’est pas la même – strictement la même ! – que la nôtre lorsqu’elle émane d’artisans, d’artistes, de paysans. C’est à dire de personnes qui se confrontent à la matière. Un jour François Jullien a associé Chine et paysannerie avec les images des plantes qui poussent non pas si on tire dessus, mais si on travaille la terre autour. Le paysan travaille sur les conditions nécessaires à la nature pour qu’elle nous donne ce que nous attendons d’elle. Si l’on considère que la Chine a bâtit une façon de penser à partir de la pratique paysanne puis artisane alors que l’Europe s’est construite par des accords entre peuples qui négociaient entre eux, on peut imaginer deux façons d’appréhender la pensée, l’une accompagne le mouvement du monde et en tire parti, l’autre explicite ce sur quoi on s’entend et s’y accorde.
François Jullien m’aide ainsi à mieux entendre ce que disent les gens de métiers, qui, lorsqu’ils s’expriment spontanément disent des choses passionnantes, mais dès qu’ils commencent à vouloir s’expliquer deviennent ennuyeux car, malgré eux probablement, ils singent nos universitaires, Ces deux pensées ne sont pas compatibles. L’une, celle issue de nos amis grecs, fixe des images du monde pour le penser (la mathématique fixe des axiomes à partir desquels elle construit ensuite des théorèmes, le point de départ est bien immobile), l’autre est en mouvement perpétuel et passe son temps à stimuler notre capacité à percevoir ce qu’il se passe.
J’associe également l’une de ces pensées à l’oralité, l’autre à l’écriture. On pourrait évoquer également les rôles différents tenus par les consonnes et les voyelles dans certaines langues. Notre culture, celle que nous nous reconnaissons est écrite, mais par l’observation de ce qu’il se passe lorsque nous abordons ce que nous faisons, et que nous cherchons à dire comment nous nous y prenons, j’ai découvert que sous cette couche culturelle se développait – toujours ! – une seconde culture, de nature orale. De la même façon, l’intelligence de l’autre n’est pas d’origine écrite, mais orale. Elle ne repose pas sur des concepts mais sur une attention aux sensations.
Ayant eu la chance de rencontrer François Jullien il y a quelques semaines, j’ai pu mesurer à quel point convergent la pensée chinoise et celle que je découvre à la source de ceux qui œuvrent directement sur leur « matière », cette part du monde qui les appelle et contre quoi ils se construisent leur vie durant. Il y a là une extraordinaire cohérence qui m’étonne toujours. Le constat est le même, c’est notre façon de « réfléchir » le monde qui pêche aujourd’hui, elle est bien trop lourde.
Alors j’en reviens à la « propension des choses » : ce que nous vivons aujourd’hui nous oblige à penser différemment ce que nous sommes et ce que nous faisons. Le travail de François Jullien m’aide à découvrir qui nous sommes et qui je suis car la pensée chinoise n’est pas un exotisme, mais un miroir fidèle d’une part oubliée de nous même.
Marcel Jousse, dont nous avions évoqué un moment la pensée, rappelait dans ses textes que les histoires de la Bible étaient à l’origine dites en marchant. Que ces phrases étaient portées par le balancement infini de la marche, un coup à droite, un coup à gauche, une fois de la lumière et une autre de la ténèbre, ce qui est et ce qui n’est pas, ce que nos comprenons et ce que nous ne comprenons pas. Ainsi allons-nous, cahotant d’une certitude à l’autre, d’une conviction à l’autre, d’un doute à l’autre. J’aime bien cette image d’un équilibre entre deux modes de pensée qui ne sont conciliables que dans le mouvement de la marche. Dans ce va-et-vient permanent entre ma tête qui réfléchit, photographie, qui ex-plique, et mon corps par lequel le monde se prolonge en moi, m’absorbe et m’y dilue, je vois les années passer et ce que nous avons à découvrir et comprendre s’étendre à l’infini.
Dominique Fauconnier
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Etre européen ?
Selon Jacques Dewitte, philosophe belge vivant à Berlin (je le précise pour éviter qu’on ne le croit français et donc arrogant), être européen c’est, savoir « se regarder par les yeux des autres ». S’apercevoir alors que nous sommes capables des pires atrocités. Comme l’évêque Las Casas qui osa prendre la défense des Indiens et dénoncer les agissements de ses compatriotes au nom même des principes chrétiens dont ils se réclamaient. Etre capable d’une décentration qui amène à considérer que toutes les cultures se valent. Ne jugeons pas si nous ne voulons pas être jugés. Mais au nom de ce principe, faut-il aller jusqu’à accepter que l’inadmissible pour nous, soit acceptable pour d’autres ? Comme la criminalisation de l’apostasie par exemple. Penser ainsi n’ équivaut-il pas au mépris : sous-entendu : « ce qui est bon pour d’autres ne l’est pas pour nous ». Ce qui infirmerait le principe d’égalité. « L’exception européenne » (c’est le titre de l’essai de J. Dewitte) tient donc en ceci : toutes les cultures se vaudraient si elles savaient se regarder avec les yeux des autres. Mais, provisoirement, la culture européenne est la seule à le faire systématiquement.
Etre européen c’est donc porter en soi l’esprit critique, la remise en question constante de ses propres actions et principes. Une façon d’être et de penser sans allégeance idéologique ou religieuse, de façon véritablement laïque. Vive donc la séparation des Eglises (mais en fait de L’Eglise catholique) et de l’Etat. Mais attention : est-ce que l’esprit critique ne découlerait pas du sentiment de la faute dont le fondement est intrinsèquement judéo-chrétien ?
Peut-être mais vivre perpétuellement sur le mode de la culpabilité, toujours remettre en question ses propres institutions peut se transformer en haine de soi, en « masochisme moralisateur.» Ainsi du musée des Arts premiers par exemple. Une appellation ambiguë, signe du sentiment de culpabilité. Et tout en approuvant sa réalisation, J. Dewitte regrette que ses promoteurs se soient interdits toute référence positive à l’esprit européen qui l’a inspirée.
Etre européen, ce serait donc : « être tolérant avec fermeté, aimer et pratiquer la justice sans jamais transiger avec les ennemis de la liberté. C’est être passionnément intéressé par les autres cultures sans perdre de vue la spécificité de la sienne et le rôle déterminant qui fut le sien dans la découverte de l’universalité. C’est pratiquer la lucidité et l’esprit critique sans aller jusqu’à saper les conditions qui les rendent possibles, à savoir la confiance dans sa propre raison, dans sa capacité à penser et à parler. C’est refuser de céder à un relativisme intégral qui reviendrait à paralyser la faculté même de juger. Etre européen, c’est avouer ses torts et ses crimes passés et s’interroger sans cesse sur leurs causes sans se renier ni s’aveugler sur les barbaries apparues ailleurs. »
Avec l’explosion démographique mondiale et la montée en puissance des nouvelles économies, notre continent se rapetisse. Mais on quitte ce livre avec plus d’attachement pour cette Europe, avec le sentiment qu’elle reste pour l’humanité, la meilleure référence sociale, culturelle, civique… Avec, en plus, une clé, évidemment éducative, pour expliquer, développer, transmettre… cette heureuse spécificité : « apprendre (tout au long de la vie) à se regarder avec les yeux des autres. » Plutôt que de rappeler nos racines grecques et judéo-chrétiennes (comme le déplore J. Dewitte), ne serait-ce pas cela que le traité constitutionnel aurait utilement pu dire dans un Préambule ?
Guy Emerard
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