Le débat sur la burqa s’est engagé sur deux registres classiques, conduisant aux inévitables polémiques dont la France a le secret. La laïcité et la liberté des femmes sont à nouveau brandies pour justifier l’interdiction du port de ce vêtement. Même si l’on peut trouver choquant l’affichage aussi manifeste de son appartenance religieuse ou de sa soumission, il ne faut pas se tromper de terrain pour combattre efficacement cette dérive. Les principes de la laïcité ne sont en effet pas opérants pour interdire cette tenue vestimentaire. La laïcité ne s’applique pas aux individus mais aux institutions de la République qui doivent garantir la non-interférence du religieux et du politique. Dans une république laïque les personnes sont donc libres de porter des signes religieux dans l’espace public. Même s’il a des fondements plus sûrs, l’argument portant sur la liberté des femmes est également difficile à manier car il suppose de sonder les motivations réelles du port de la burqa souvent justifié par celle qui la portent au nom même de leur liberté de ne pas subir le regard des hommes. La soumission librement consentie est-elle une privation de liberté condamnable par la loi ? Difficile de répondre positivement à cette question même si moralement on le souhaiterait.
Réfugié-e dans une bulle étanche par refus de l’autre
Il est étonnant qu’un argument plus sûr n’ait pratiquement pas été évoqué, sauf dans une optique sécuritaire qui n’est pas celle que nous retenons. Le port de la burqa ne peut-il pas s’assimiler à une privatisation indue de l’espace public ? En se soustrayant au regard des autres dans la rue, on construit un mur entre soi et les autres. On crée un espace privé au sein même de l’espace public. Dans l’espace public, la règle commune est de pouvoir être identifié, d’accepter la relation aux autres jusqu’au moment où l’on décidera à nouveau de revenir dans un espace privé. Imaginons un moment un espace public entièrement privatisé, empli d’individus refusant d’interagir entre eux en se réfugiant chacun dans une bulle étanche : c’en serait fini de l’espace social démocratique. Ne voyons-nous pas que c’est une tendance qui va au-delà du cas de la burqa, une tendance qui mine nos sociétés sans qu’on en prenne conscience ? Ces bulles opaques que nous évoquions peuvent aussi bien caractériser les 4×4 aux vitres teintées qui envahissent nos rues. Sont-elles plus légitimes que les burqas ? Les voitures, lorsqu’elles sont dans l’espace public, ne sont pas un espace privé que l’on peut clore à sa guise. Elles ne sont jamais qu’une « occupation temporaire du domaine public ». De même, on a laissé se développer les « gated communities », ces morceaux de ville privatisés avec leurs barrières et leurs règles propres. Les plus riches, ou ceux qui s’estiment différents, s’excluent ainsi eux-mêmes de la communauté humaine pour pratiquer l’entre-soi.
Il est temps de prendre la mesure de ces dérives qui ont une racine commune : le refus de l’autre. Ce n’est pas la burqa qu’il faut interdire, c’est la privatisation de l’espace public, sous toutes ses formes. Ne pourrait-on pas dire que le 4×4 aux vitres noires ou la « gated community » sont encore plus dangereux que la burqa car ils ne semblent gêner personne alors qu’ils sont les symptômes très nets du refus de l’autre ? N’oublions pas que la démocratie n’est pas seulement une technique de gouvernement, c’est avant tout le sentiment, comme disait Sartre, à la fin des Mots que nous avons, en tant qu’êtres humains, une même valeur. « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ».
Hervé Chaygneaud-Dupuy
Bonjour Hervé,
Tout à fait d’accord avec toi pour dire que la laïcité ne concerne pas l’habit de l’individu, même en publique.
Et la burqua, portée surtout par les salafistes, est signe de retrait de la société, mais comme il y a d’autres retraits religieux ou philosophiques, ou alimentaires, ou ….
Concernant la privatisation de l’espace public, cela se cache parfois dans des gestes auxquels on ne pense pas. Exemple : les bateaux de garage. La majorité des gens sont convaincus qu’ils peuvent se garer devant « leur » bateau, c’est à dire celui de leur maison (on parle pas d’immeuble). Or, heureusement, c’est rigoureusement interdit, et certains se font d’ailleurs (rarement) verbalisés.
Certes ils ne gênent (croient-ils) qu’eux-mêmes. C’est faux si on pense aux handicapés en fauteuils, aux poussettes, ou la grand-mère qui tire péniblement son caddie de marché.
Mais surtout ils s’approprient (sans même le payer) un espace. C’est inégalitaire. Pourquoi aurai-je un stationnement gratuit et libre parce que c’est devant chez moi ? Je suis déjà bien chanceux que la mairie est fait un bateau pour accéder à mon garage. OK, je paye mes impôts locaux ; mais cela ne me donne pas une location gratuite de cet espace.
Il doit y avoir beaucoup d’autres exemples j’imagine.
Amicalement
Comment by Michel — 3 juillet 2009 @ 11:32
L’idée me semble excellente d’invoquer l’espace public et l’interdiction de le privatiser. D’où la pertinente comparaison avec l’interdiction de stationner devant les portes cochères y compris pour les propriétaires des immeubles correspondants. Si l’on poursuit alors la métaphore avec les automobiles et si je partage ton exécration pour leurs vitres teintées, je ne trouve pas très pertinent d’aller aussi loin que toi. Les automobiles n’ont pas de personnalité, pas d’identité… ou plutôt si, par leurs plaques d’immatriculation. Alors, si des êtres humains veulent se chosifier au point de cacher tout ce qui fait leur unique et inimitable personnalité, qu’ils s’affublent aussi quand ils sont dans l’espace public… d’une plaque d’immatriculation !
Comment by Guy EMERARD — 6 juillet 2009 @ 9:36
Je suis tout à fait d’accord avec votre vision de la laicité. J’ai lu quelque part qu’il existe cependant plusieurs manières de voir la laicité…
Bien vu l’exemple des vitres teintées !
Comment by Fredj — 6 février 2010 @ 2:31
Le rapport du Conseil d’Etat publié ce mois-ci relance le débat, dirait-on… Pour le CE, même en raisonnant en terme d’interdiction de dissimulation du visage, une interdiction de la burqa (ou des vitres teintées) dans l’ensemble de l’espace public irait à l’encontre « des droits et libertés garantis constitutionnellement et conventionnellement ». Car le respect de la vie privée (le choix souvent volontaire de la burqa) est devenue un droit, un acquis.
Remettre cela en question s’avère difficile d’un point de vue juridique. L’interdiction de la burqa est plus problématique que celles des vitres teintées, car on peut l’interpréter comme un refus discriminatoires des valeurs inhérentes au voile.
Interdire la burqa peut être illégal. A moins… A moins de raisonner en terme de sécurité publique, comme le préconise le CE.
Si l’on raisonne à présent d’un point de vue plus politique et prosaïque, ce que l’on veut interdire, c’est le communautarisme. Ce que l’on veut promouvoir, c’est le vivre ensemble ET la laïcité. Or, la laïcité est une valeur franco française qui se heurte à des valeurs religieuses d’autres pays. Est-ce que notre valeur, la laïcité, doit l’emporter au prix d’une acculturation (interdiction de la burqa) pour que l’on puisse vivre ensemble ? Dans l’affirmative, comment faire accepter la laïcité d’une manière moins « contrainte et forcée », plus volontaire ? Car c’est l’acceptation de la laïcité, et non pas son imposition, qui pose efficacement les bases du vivre ensemble.
Comment by Aurélie Guillemet — 1 avril 2010 @ 22:10
Enfin, d’un point de vue plus personnel et féminin(iste), je trouve la burqa gênante et angoissante. Cette impression d’enfermement, cette gêne lorsque l’on veut communiquer avec la personne et qu’on ne peut pas la regarder dans les yeux.
Cela m’intéresserait de savoir quelle est l’explication, quelles sont les valeurs et les croyances qui sont attachées à la burqa.
Comment by Aurélie Guillemet — 1 avril 2010 @ 22:43
http://www.ifri.org/files/PE_1_2006_amghar.pdf
Comment by Aurélie Guillemet — 2 avril 2010 @ 7:53